La grasse matinée, Jacques Prévert

Il est terrible
le petit bruit de l’oeuf dur cassé sur un comptoir d’étain
il est terrible ce bruit
quand il remue dans la mémoire de l’homme qui a faim
elle est terrible aussi la tête de l’homme
la tête de l’homme qui a faim
quand il se regarde à six heures du matin
dans la glace du grand magasin
une tête couleur de poussière
ce n’est pas sa tête pourtant qu’il regarde
dans la vitrine de chez Potin
il s’en fout de sa tête l’homme
il n’y pense pas
il songe
il imagine une autre tête
une tête de veau par exemple
avec une sauce de vinaigre
ou une tête de n’importe quoi qui se mange
et il remue doucement la mâchoire
doucement
et il grince des dents doucement
car le monde se paye sa tête
et il ne peut rien contre ce monde
et il compte sur ses doigts un deux trois
un deux trois
cela fait trois jours qu’il n’a pas mangé
et il a beau se répéter depuis trois jours
Ça ne peut pas durer
ça dure
trois jours
trois nuits
sans manger
 

et derrière ces vitres
ces pâtés ces bouteilles ces conserves
poissons morts protégés par les boîtes
boîtes protégées par les vitres
vitres protégées par les flics
flics protégés par la crainte
que de barricades pour six malheureuses sardines..

Un peu plus loin le bistrot

café-crème et croissants chauds
l’homme titube
et dans l’intérieur de sa tête
un brouillard de mots
un brouillard de mots
sardines à manger
oeuf dur café-crème
café arrosé rhum
café-crème
café-crème
café-crime arrosé sang !…
Un homme très estimé dans son quartier
a été égorgé en plein jour
l’assassin le vagabond lui a volé
deux francs
soit un café arrosé
zéro franc soixante-dix
deux tartines beurrées
et vingt-cinq centimes pour le pourboire du garçon.
Il est terrible
le petit bruit de l’œuf dur cassé sur un comptoir d’étain
il est terrible ce bruit
quand il remue dans la mémoire de l’homme qui a faim.

A la musique, Arthur Rimbaud, extrait

Moi, je suis, débraillé comme un étudiant
Sous les marronniers verts les alertes fillettes :
Elles le savent bien, et tournent en riant,
Vers moi, leurs yeux tout pleins de choses indiscrètes.

Je ne dis pas un mot : je regarde toujours
La chair de leurs cous blancs brodés de mèches folles :
Je suis, sous le corsage et les frêles atours,
Le dos divin après la courbe des épaules.

J’ai bientôt déniché la bottine, le bas…
Je reconstruis les corps, brûlé de belles fièvres.
Elles me trouvent drôle et se parlent tout bas…
Et je sens les baisers qui me viennent aux lèvres…

On ne voit pas le temps passer, Jean Ferrat

On se marie tôt à vingt ans
Et l’on n’attend pas des années
Pour faire trois ou quatre enfants
Qui vous occupent vos journées
Entre les courses la vaisselle
Entre ménage et déjeuner
Le monde peut battre de l’aile
On n’a pas le temps d’y penser

Une odeur de café qui fume
Et voila tout son univers
Les enfants jouent le mari fume
Les jours s’écoulent à l’envers
A peine voit-on ses enfants naître
Qu’il faut déjà les embrasser
Et l’on n’étend plus aux fenêtres
Qu’une jeunesse à repasser

Elle n’a vu dans les dimanches
Qu’un costume frais repasse
Quelques fleurs ou bien quelques branches
Décorant la salle à manger
Quand toute une vie se résume
En millions de pas dérisoires
Prise comme marteau et enclume
Entre une table et une armoire

Faut-il pleurer faut-il en rire
Fait-elle envie ou bien pitié
Je n’ai pas le cœur à le dire
On ne voit pas le temps passer

Ce siècle avait deux ans, Victor Hugo, extrait

Ce siècle avait deux ans ! Rome remplaçait Sparte,
Déjà Napoléon perçait sous Bonaparte,
Et du premier consul, déjà, par maint endroit,
Le front de l’empereur brisait le masque étroit.
Alors dans Besançon, vieille ville espagnole,
Jeté comme la graine au gré de l’air qui vole,
Naquit d’un sang breton et lorrain à la fois
Un enfant sans couleur, sans regard et sans voix ;
Si débile qu’il fut, ainsi qu’une chimère,
Abandonné de tous, excepté de sa mère,
Et que son cou ployé comme un frêle roseau
Fit faire en même temps sa bière et son berceau.
Cet enfant que la vie effaçait de son livre,
Et qui n’avait pas même un lendemain à vivre,
C’est moi. –

Je vous dirai peut-être quelque jour
Quel lait pur, que de soins, que de voeux, que d’amour,
Prodigués pour ma vie en naissant condamnée,
M’ont fait deux fois l’enfant de ma mère obstinée,
Ange qui sur trois fils attachés à ses pas
Épandait son amour et ne mesurait pas !
Ô l’amour d’une mère ! amour que nul n’oublie !
Pain merveilleux qu’un dieu partage et multiplie !
Table toujours servie au paternel foyer ! […]

D’ailleurs j’ai purement passé les jours mauvais,
Et je sais d’où je viens, si j’ignore où je vais.
L’orage des partis avec son vent de flamme
Sans en altérer l’onde a remué mon âme.
Rien d’immonde en mon coeur, pas de limon impur
Qui n’attendît qu’un vent pour en troubler l’azur !

Après avoir chanté, j’écoute et je contemple,
A l’empereur tombé dressant dans l’ombre un temple,
Aimant la liberté pour ses fruits, pour ses fleurs,
Le trône pour son droit, le roi pour ses malheurs ;
Fidèle enfin au sang qu’ont versé dans ma veine
Mon père vieux soldat, ma mère vendéenne !

Le voyage, Charles Baudelaire, extrait

Étonnants voyageurs ! quelles nobles histoires
Nous lisons dans vos yeux profonds comme les mers !
Montrez-nous les écrins de vos riches mémoires,
Ces bijoux merveilleux, faits d’astres et d’éthers.

Nous voulons voyager sans vapeur et sans voile !
Faites, pour égayer l’ennui de nos prisons,
Passer sur nos esprits, tendus comme une toile,
Vos souvenirs avec leurs cadres d’horizons.

Dites, qu’avez-vous vu ?

Nous avons vu des astres
Et des flots ; nous avons vu des sables aussi ;
Et, malgré bien des chocs et d’imprévus désastres,
Nous nous sommes souvent ennuyés, comme ici.

La gloire du soleil sur la mer violette,
La gloire des cités dans le soleil couchant,
Allumaient dans nos cœurs une ardeur inquiète
De plonger dans un ciel au reflet alléchant.

Les plus riches cités, les plus grands paysages,
Jamais ne contenaient l’attrait mystérieux
De ceux que le hasard fait avec les nuages.
Et toujours le désir nous rendait soucieux !

-La jouissance ajoute au désir de la force.
Désir, vieil arbre à qui le plaisir sert d’engrais,
Cependant que grossit et durcit ton écorce,
Tes branches veulent voir le soleil de plus près !

Grandiras-tu toujours, grand arbre plus vivace
Que le cyprès ? – Pourtant nous avons, avec soin,
Cueilli quelques croquis pour votre album vorace,
Frères qui trouvez beau tout ce qui vient de loin !

Nous avons salué des idoles à trompe ;
Des trônes constellés de joyaux lumineux ;
Des palais ouvragés dont la féerique pompe
Serait pour vos banquiers un rêve ruineux ;

Des costumes qui sont pour les yeux une ivresse ;
Des femmes dont les dents et les ongles sont teints,
Et des jongleurs savants que le serpent caresse.

Et puis, et puis encore ?

Ô cerveaux enfantins !
Pour ne pas oublier la chose capitale,
Nous avons vu partout, et sans l’avoir cherché,
Du haut jusques en bas de l’échelle fatale,
Le spectacle ennuyeux de l’immortel péché

La femme, esclave vile, orgueilleuse et stupide,
Sans rire s’adorant et s’aimant sans dégoût ;
L’homme, tyran goulu, paillard, dur et cupide,
Esclave de l’esclave et ruisseau dans l’égout ;

Le bourreau qui jouit, le martyr qui sanglote ;
La fête qu’assaisonne et parfume le sang ;
Le poison du pouvoir énervant le despote,
Et le peuple amoureux du fouet abrutissant ;

Plusieurs religions semblables à la nôtre,
Toutes escaladant le ciel ; la Sainteté,
Comme en un lit de plume un délicat se vautre,
Dans les clous et le crin cherchant la volupté ;

L’Humanité bavarde, ivre de son génie,
Et, folle maintenant comme elle était jadis,
Criant à Dieu, dans sa furibonde agonie :
Ô mon semblable, ô mon maître, je te maudis !

Et les moins sots, hardis amants de la Démence,
Fuyant le grand troupeau parqué par le Destin,
Et se réfugiant dans l’opium immense !
-Tel est du globe entier l’éternel bulletin.  »

Amer savoir, celui qu’on tire du voyage !
Le monde, monotone et petit, aujourd’hui,
Hier, demain, toujours, nous fait voir notre image
Une oasis d’horreur dans un désert d’ennui !

La conscience, Victor Hugo

Lorsque avec ses enfants vêtus de peaux de bêtes,
Échevelé, livide au milieu des tempêtes,
Caïn se fut enfui de devant Jéhovah,
Comme le soir tombait, l’homme sombre arriva
Au bas d’une montagne en une grande plaine ;
Sa femme fatiguée et ses fils hors d’haleine
Lui dirent : « Couchons-nous sur la terre, et dormons. »
Caïn, ne dormant pas, songeait au pied des monts.
Ayant levé la tête, au fond des cieux funèbres,
Il vit un oeil, tout grand ouvert dans les ténèbres,
Et qui le regardait dans l’ombre fixement.
« Je suis trop près », dit-il avec un tremblement.
Il réveilla ses fils dormant, sa femme lasse,
Et se remit à fuir sinistre dans l’espace.
Il marcha trente jours, il marcha trente nuits.
Il allait, muet, pâle et frémissant aux bruits,
Furtif, sans regarder derrière lui, sans trêve,
Sans repos, sans sommeil; il atteignit la grève
Des mers dans le pays qui fut depuis Assur.
« Arrêtons-nous, dit-il, car cet asile est sûr.
Restons-y. Nous avons du monde atteint les bornes. »
Et, comme il s’asseyait, il vit dans les cieux mornes
L’œil à la même place au fond de l’horizon.
Alors il tressaillit en proie au noir frisson.
« Cachez-moi ! » cria-t-il; et, le doigt sur la bouche,
Tous ses fils regardaient trembler l’aïeul farouche.
Caïn dit à Jabel, père de ceux qui vont
Sous des tentes de poil dans le désert profond :
« Étends de ce côté la toile de la tente. »
Et l’on développa la muraille flottante ;
Et, quand on l’eut fixée avec des poids de plomb :
« Vous ne voyez plus rien ? » dit Tsilla, l’enfant blond,
La fille de ses Fils, douce comme l’aurore ;
Et Caïn répondit : « je vois cet œil encore ! »
Jubal, père de ceux qui passent dans les bourgs
Soufflant dans des clairons et frappant des tambours,
Cria : « je saurai bien construire une barrière. »
Il fit un mur de bronze et mit Caïn derrière.
Et Caïn dit « Cet oeil me regarde toujours! »
Hénoch dit : « Il faut faire une enceinte de tours
Si terrible, que rien ne puisse approcher d’elle.
Bâtissons une ville avec sa citadelle,
Bâtissons une ville, et nous la fermerons. »
Alors Tubalcaïn, père des forgerons,
Construisit une ville énorme et surhumaine.
Pendant qu’il travaillait, ses frères, dans la plaine,
Chassaient les fils d’Enos et les enfants de Seth ;
Et l’on crevait les yeux à quiconque passait ;
Et, le soir, on lançait des flèches aux étoiles.
Le granit remplaça la tente aux murs de toiles,
On lia chaque bloc avec des nœuds de fer,
Et la ville semblait une ville d’enfer ;
L’ombre des tours faisait la nuit dans les campagnes ;
Ils donnèrent aux murs l’épaisseur des montagnes ;
Sur la porte on grava : « Défense à Dieu d’entrer. »
Quand ils eurent fini de clore et de murer,
On mit l’aïeul au centre en une tour de pierre ;
Et lui restait lugubre et hagard. « Ô mon père !
L’œil a-t-il disparu ? » dit en tremblant Tsilla.
Et Caïn répondit :  » Non, il est toujours là. »
Alors il dit: « je veux habiter sous la terre
Comme dans son sépulcre un homme solitaire ;
Rien ne me verra plus, je ne verrai plus rien. »
On fit donc une fosse, et Caïn dit « C’est bien ! »
Puis il descendit seul sous cette voûte sombre.
Quand il se fut assis sur sa chaise dans l’ombre
Et qu’on eut sur son front fermé le souterrain,
L’œil était dans la tombe et regardait Caïn.

Le prix de l’or, Richard Desjardins

 

Emanual
— Capitan, écoutez-moi un seul instant.
Moi, j’ai soumis moultes palaces,
j’ai maîtrisé hémorragies,
terres de feu, enfers de glace
et plus que tout, la nostalgie.

Trois ans, capitan, trois ans
à contourner tous ces récifs.
J’allais, heureux, en transformant
mes volontés en or massif.

Sur mon passage j’ai tout vaincu.
Je suis, vivant, une céphéide.
Jamais pourtant je n’aurais cru
périr par un mouvement du vide.

Trente et troisième jour aujourd’hui
qu’il n’a venté ni n’a plu.
La mer étale son ennui,
notre vaisseau n’avance plus.

Et nous voilà, pantins du sort,
voiles mortes au galion funèbre,
perdus au large des Açores.
Le compas sombre dans les ténèbres.

Le soleil chauffe encore et encore.
Misère! Tout ce qui vit pourrit.
L’eau s’échappe de nos corps.
Plus une goutte dans les barils.

Empalés par le délire,
tous le scorbut à la bouche,
de fond en comble du navire,
les marins tombent comme des mouches.

Ils ont mangé le dernier chien,
l’albatros et le cuir des câbles.
Il ne reste vraiment plus rien
que d’attendre une mort affable

Capitan, écoutez-moi un seul instant.
Inocencio, il vend son eau
à des squelettes agonisants,
une lampée pour un lingot.

Inocencio, cet être fourbe,
celui-là qui ne croit à rien,
il a de l’eau plein sa gourde.
Réquisitionnez-la au moins!

Je sais, vous êtes obéissant
aux lois qui règnent sur la mer.
Mais craignez celles du Tout-Puissant
si vous abandonnez vos frères.

Ces hommes-là ont amassé
dans la cale une montagne
d’or, d’argent, d’opale, assez
pour acheter couronne d’Espagne.

Si nous mourons, tout tombera
aux mains des pirates portugais.
Sans même qu’ils aient livré combat
ils prendraient le trésor? Jamais!

Moi, Emanual d’Estremadure,
où les moulins commandent au vent,
je peux vivre sans nourriture;
la honte me tuera bien avant.

(Le capitan meurt.)

Oyez marins! Oyez marins!
Le capitaine vient de mourir.
Je prends au nom de Charles Quint
le commandement de ce navire.

Dieu a jeté son mauvais œil
sur le butin de nos conquêtes.

De voir nos cœurs remplis d’orgueil
il rage de nous avoir fait naître.

Tous sur le pont! Rassemblement!
Que chacun de nous se mette à genoux
et fasse au ciel un grand serment.
Il veut sa part, soumettons-nous.

Señor Dios, si la pluie tombe, si le vent monte,
je jure qu’arrivé à Tolède,
au premier mendiant que je rencontre,
je donne tout ce que je possède.

Ramon
— Je solderai cinq mille soldats
pieux et cruels. En mouvement,
par les sables du Sahara,
je détruirai les Musulmans.

Juan
— Si vous nous exaucez, Señor,
je vous comblerai de louanges,
j’irai à Rome fondre mon or
dans les chaudières de Michel-Ange.

Velasco
— Moi, Velasco, Prince d’amour,
les femmes se battent pour m’avoir.
Je fixerai l’astre du jour
et brûlerai mes beaux yeux noirs.

Alonzo
— Moi qui n’ai pas de si beaux yeux,
qui n’ai l’amour qu’au bout d’une lame,je remettrai mon or précieux
à l’homme qui couche avec ma femme

Arroyo
— Je veux la fin de mon calvaire.
Mon or est bu, j’ai soif encore.
Or tuez-moi! De toutes manières
d’ici demain je serai mort.

Combien de fois faut-il crever
pour contenter ce Dieu-Satan.
Je vous demande de m’achever
à l’arquebuse, à bout portant.

Emanual
— Inocencio, fais quelque chose,
donne-lui de l’eau, je t’en supplie;
je ne défendrai pas ta cause
si venait à tomber la pluie.

Inocencio
— Arrêtez-moi tout ce vacarme.
Priez, pleurez, bande d’idiots.
Dans la salive et dans les larmes
il y a, crétins, surtout de l’eau.

Juan
— Voyez! Un frisson dans la voile.
Si, si, le bateau a bougé.
Comandante Emanual,
nous avançons! Nous sommes sauvés!

Emanual

— Tu as raison. Je sens le vent.
Dieu a levé la quarantaine.
À nous la grâce des survivants,
à moi la part du capitaine.

Tous
— Quand nous arrivons à Séville
il y aura du vin et des filles.

Un marin
— Mais mon comandante vous ne pouvez pas,
votre serment, votre trésor au premier mendiant de Tolède?
Comandante Emanual, vous ne pouvez pas, vous ne pouvez pas,
Votre serment au premier mendiant de Tolède.

Emanual
— La règle d’or tu connais pas?
Si tu as l’or, tu fais la loi;
et corollaire de cette règle,
si t’as pas l’or, tu fais le nègre.
Ah! Ah! Ah! Ah!

À bien y penser, moi je n’aime pas Tolède,
le roi est vaniteux et la reine est si laide.
En arrivant là-bas j’achète l’Armada,
Je prends le Sud, je prends le Nord et je suis roi.

Viva viva España, viva viva moi!

Et toi, Prince d’amour, qui as de si beaux yeux,
tu veux toujours incendier les cieux?

Velasco
— Pas aujourd’hui, señor, c’est un peu nuageux

La vie, elle est si courte, attendons d’être vieux.

Viva España, viva viva moi!

Juan
— Commodore, ça va mal,
le vent va déchirer la voile,
la vague veut nous submerger.
Nous sommes un peu, un peu chargés.

Emanual
— Du calme, du calme! Par-dessus bord, allons!
les prisonniers et les canons!
Attachez-moi l’homme à la roue,
attachez tout, attachez-vous.

Viva España, viva viva moi!

Dis, Alonzo, et le señor dans ton lit,
tu vas lui apporter des fleurs aussi?

Alonzo
— Il trouvera mon or bien froid
quand je lui percerai le foie.

Viva España, viva viva moi!

Juan
— Commodore, les calfateurs
sont débordés! Oh quel malheur!
nous sommes entraînés par le fond.
Malédiction, c’est un typhon!
Coulé!

Le bus, Anonyme

Dites moi … Dites … Vous aimez sentir un corps contre vous ?

Qui vous fasse transpirer …

Sentir son souffle sur votre visage ou dans votre cou …

Essayer de nouvelles positions …

Entrer par l’arrière ou par l’avant … monter … descendre… entrer … sortir … entrer froid et sortir chaud …?

Oui vraiment ? Vous aimez ça ?

Alors …. Prenez le bus !

La rousse au chocolat, Jacques Higelin

Dans la salle d’attente
De la gare de Nantes
J’attends
Un vieux légionnaire
S’endort sur sa bière en chialant
Qu’est-ce que j’donnerais pas pour être au chaud
Dans les bras de cette fille de Saint Malo

Qui serrait son matelot sur le quai
J’ouvre un magazine et je vois
Une jolie p’tite rousse
Qui s’tape une mousse au chocolat
Ses lèvres gourmandes
M’invitent à en prendre avec elle
Rien qu’une cuillère
Avant qu’sa grandmère
Ne revienne
Dans la salle d’attente
de la gare de Nantes

J’attends
Juste le retour du printemps

Intoxicated man, Lucien Ginsburg

Je bois à trop forte dose

Je vois des éléphants roses

Des araignées sur le plastron de mon smoking

Des chauves-souris au plafond du living-room

Eh toi,dis-moi quelque chose

Tu es là comme un marbre rose

Aussi glacé que le plastron de mon smoking

Aussi pâle que le plafond du living-room

L’amour ne me dit plus grand chose

Toujours ces araignées sur le plastron de mon smoking

Ces chauves-souris au plafond du living-room

 

Eh toi dis-moi quelque chose

Tu es là comme un marbre rose

Aussi glacé que le plastron de mon smoking

Aussi pâle que le plafond du living-room

« Les envahisseurs », série télévisée

Les envahisseurs, avec Roy Tinner dans le rôle de David Vincent. Les envahisseurs : ces êtres étranges venus d’une autre planète. Leur destination : la Terre. Leur but : en faire leur univers. David Vincent les a vus. Pour lui, tout a commencé par une nuit sombre, le long d’une route solitaire de campagne, alors qu’il cherchait un raccourci que jamais il ne trouva. Cela a commencé par une auberge abandonnée, par un homme que le manque de sommeil avait rendu trop las pour continuer sa route. Cela a commencé par l’atterrissage d’un vaisseau venu d’une autre galaxie. Maintenant, David Vincent sait que les envahisseurs sont là, qu’ils ont pris forme humaine et qu’il lui faut convaincre un monde incrédule que le cauchemar a déjà commencé….

Extraits du discours d’André Malraux, 19 décembre 1964

(…) Comme Leclerc entra aux Invalides, avec son cortège d’exaltation dans le soleil d’Afrique et les combats d’Alsace, entre ici, Jean Moulin, avec ton terrible cortège. Avec ceux qui sont morts dans les caves sans avoir parlé, comme toi ; et même, ce qui est peut-être plus atroce, en ayant parlé ; avec tous les rayés et tous les tondus des camps de concentration, avec le dernier corps trébuchant des affreuses files de Nuit et Brouillard , enfin tombé sous les crosses ; avec les huit mille Françaises qui ne sont pas revenues des bagnes, avec la dernière femme morte à Ravensbrück pour avoir donné asile à l’un des nôtres. Entre avec le peuple né de l’ombre et disparu avec elle – nos frères dans l’ordre de la Nuit …(…)

C’est la marche funèbre des cendres que voici. À côté de celles de Carnot avec les soldats de l’An II, de celles de Victor Hugo avec les Misérables, de celles de Jaurès veillées par la Justice, qu’elles reposent avec leur long cortège d’ombres défigurées. Aujourd’hui, jeunesse, puisses-tu penser à cet homme comme tu aurais approché tes mains de sa pauvre face informe du dernier jour, de ses lèvres qui n’avaient pas parlé ; ce jour-là, elle était le visage de la France. « 

L’âme du vin, Charles Baudelaire

Un soir, l’âme du vin chantait dans les bouteilles :
 » Homme, vers toi je pousse, ô cher déshérité,
Sous ma prison de verre et mes cires vermeilles,
Un chant plein de lumière et de fraternité !
Je sais combien il faut, sur la colline en flamme,
De peine, de sueur et de soleil cuisant
Pour engendrer ma vie et pour me donner l’âme ;
Mais je ne serai point ingrat ni malfaisant,
Car j’éprouve une joie immense quand je tombe
Dans le gosier d’un homme usé par ses travaux,
Et sa chaude poitrine est une douce tombe
Où je me plais bien mieux que dans mes froids caveaux.

Entends-tu retentir les refrains des dimanches
Et l’espoir qui gazouille en mon sein palpitant ?
Les coudes sur la table et retroussant tes manches,
Tu me glorifieras et tu seras content ;

J’allumerai les yeux de ta femme ravie ;
A ton fils je rendrai sa force et ses couleurs
Et serai pour ce frêle athlète de la vie
L’huile qui raffermit les muscles des lutteurs.

En toi je tomberai, végétale ambroisie,
Grain précieux jeté par l’éternel Semeur,
Pour que de notre amour naisse la poésie
Qui jaillira vers Dieu comme une rare fleur ! « 

Ondine, Pierre Desproges

Par la fenêtre entr’ouverte, Ondine regarde la mer. (Pas la mère, la mer).
Elle est amère. (Pas la mer, Ondine).
Son œil scrute l’horizon où sa mère doit … (pardon),
son œil scrute l’horizon où son père doit pêcher le congre ou le bar.
Le congre que le bar abhorre ou le bar que le congre hait.
Car Ondine a la dalle et la mère a les crocs.

Selon qu’il aura pris la barque à congres ou la barque à bars,
le père devra remplir la barque à congres à ras bord de congres
ou la barque à bars à ras bord de bars.
Or, il a pris la barque à bars.

l’irréelle clarté des fonds marins mordorés où s’insinue le
congre que, donc, le bar abhorre.
Ben oui : le bar abhorre le congre par atavisme.
Le congre est barivore. Et donc le bar l’abhorre.

Si vous voulez, le bar est fermé aux congres du fait même que
le palais des congres est ouvert au bar.

Battling Joe, Jean Guigo

Dans un village noir de charbon
Dans les cheminées et les corons
Tout petit il battait ses copains
Il était fier de ses deux poings
Presqu’autant qu’ son père le mineur
Qui disait : « Ça f’ ra un boxeur »
Le jour de son premier combat
Fallait un nom, l’en avait pas
Comme la mode était à l’anglais
Il s’appela  » Battling Joe  »

Battling Joe
C’ était un peu démesuré
Pour un gosse aux épaules étroites
Mais qui avait une méchante droite

Battling Joe
Il gagna son premier combat
Et le soir même avec papa
Il prenait le train pour Paris
Où un boxeur ça vaut son prix

Battling Joe
Il croyait bien en f’sant c’ truc-là
Être plus libre mais voilà
Qui dit boxeur dit manager
Le sien avait une poigne de fer
C’ était un gars très régulier
Qui pour justifier la moitié
Des bourses de tous ses combats
Lui fit mener une vie d’ forçat
« On n’ est pas là pour rigoler »
Qu’il disait à Battling Joe

Battling Joe
Devint un boxeur redouté
Battling faisait des grosses recettes
Battling devint une grosse vedette

Battling Joe
Les dames disaient tout près du ring
« Il est délicieux ce Battling »
Et elles admiraient son moral
Sans penser qu’ les coups ça fait mal

Battling Joe
Battling devint un grand champion
Jusqu’au triste soir où un gnon
Lui embrouilla soudain les yeux

L’ manager dit : « C’est pas sérieux !
Tu d’ viens feignant, fait ton métier
Boxe rime pas avec pitié »
La foule eut peut-être tort ce soir-là
De siffler la fin du combat
Malgré les lampes et leurs éclairs
Battling Joe… hé Joe… ne voyait plus clair

Battling Joe
C’ est un nom maintenant oublié
Une triste silhouette qui penche
Appuyée sur une canne blanche

Battling Joe

A tout perdu en un seul soir
Ses yeux son titre et son espoir
Mais il sait comme consolation
Son manager a d’ autres champions

Fiesta, Jacques Prévert

Et les verres étaient vides
et la bouteille brisée
Et le lit était grand ouvert
et la porte fermée
Et toutes les étoiles de verre
du bonheur et de la beauté
resplendissaient dans la poussière
de la chambre mal balayée
Et j’étais ivre mort
et j’étais feu de joie
et toi ivre vivante
toute nue dans mes bras

Heureux qui, comme Ulysse, a fait un beau voyage, Joachim du Bellay

Heureux qui, comme Ulysse, a fait un beau voyage,
Ou comme cestuy-là qui conquit la toison,
Et puis est retourné, plein d’usage et raison,
Vivre entre ses parents le reste de son âge !

Quand reverrai-je, hélas, de mon petit village
Fumer la cheminée, et en quelle saison
Reverrai-je le clos de ma pauvre maison,
Qui m’est une province, et beaucoup davantage ?

Plus me plaît le séjour qu’ont bâti mes aïeux,
Que des palais Romains le front audacieux,
Plus que le marbre dur me plaît l’ardoise fine :

Plus mon Loire gaulois, que le Tibre latin,
Plus mon petit Liré, que le mont Palatin,
Et plus que l’air marin la doulceur angevine.

L’addition, Jean-Loup Dabadie

Des jours heureux, une colombe
Des soirs qui tombent, un regard bleu
Plus un sanglot, plus un violon
La vie et tout ce temps cassé
Que l’on appelle le passé

Plus l’avenir en dix leçons
De nos prophètes bénévoles
Plus une bombe sur une école
Et les oiseaux qui chantent après
L’avion ne l’ a pas fait exprès

Plus les amis dans la maison
Moins ceux qui pour toujours s’ en vont
Les enfants sont déjà devant
Ôté de nous, ôté de moi
Il ne nous reste pas beaucoup

Plus les combats, le coeur qui bat
Les défaites souvent secrètes
Et tous les doutes qu’ on redoute
Mas quand on a perdu le nôtre
Il y a encore l’espoir des autres

Multiplié par les idées
Divisé par tous les mots d’ ordre
Certains finissent par confondre
Certains ne peuvent pas répondre
Bouche sans cri au bout d’une corde

Et plus la pluie et le bon temps
Et l’ herbe qui pousse entre-temps
Plus tous les désobéissants
Qui ne veulent plus se mettre en rang
Les enfants sont déjà devant

Moins ceux qui sont encore à naître
Plus l’inconnu dans la fenêtre
Et plus l’amour de quelques-uns
Et plus ou moins de quelques-unes
Je pose tout, je retiens une

Égale… Égale un homme en équilibre
Sur trois vers
De Prévert
Mais ce sont des vers libres

Mer montante, José Maria de Hérédia

Le soleil semble un phare à feux fixes et blancs.
Du Raz jusqu’à Penmarc’h la côte entière fume,
Et seuls, contre le vent qui rebrousse leur plume,
A travers la tempête errent les goélands.

L’une après l’autre, avec de furieux élans,
Les lames glauques sous leur crinière d’écume,
Dans un tonnerre sourd s’éparpillant en brume,
Empanachent au loin les récifs ruisselants.

Et j’ai laissé courir le flot de ma pensée,
Rêves, espoirs, regrets de force dépensée,
Sans qu’il en reste rien qu’un souvenir amer.

L’Océan m’a parlé d’une voix fraternelle,
Car la même clameur que pousse encor la mer
Monte de l’homme aux Dieux, vainement éternelle.

Hollywood, David Mac Neil

Ma mère dansait dans les bars, imitant Jeane Harlow.
Mon père lançait des poignards, au cirque à Buffalo
Puis un jour, on m’a dit « Go West ! »,et moi j’ai pédalé
De New-York à Los Angeles sur un vélo volé.

Alors j’ai usé mes coudes à frotter les comptoirs,
Avec une étoile de Hollywood, qui perdait la mémoire.
Le long de Sunset Boulevard, bras dessus, bras dessous
On perdait ses derniers dollars, dans les machines à sous.

Un jour Benjamin Shankar, le cousin ou le frère
Du type qui joue du sitar, à la cour d’Angleterre,
A gagné aux dés le droit, d’être un an son amant.
On est allé vivre à trois, dans son appartement.

Elle ramenait des voyageurs, des collégiens timides
Qui pouvaient faire 2 Dollars l’heure, quelques Polaroïds.
Elle nous mettait dans la cuisine, pour ne pas qu’on regarde.
En trois mois, on jouait tout Gershwin, sur des verres à moutarde.

On a fait du Music-hall déguisés en Hindous.
Elle dansait en Baby-Doll sur « Rhapsody in Blue ».
Elle a fini sous le capot d’une Dodge ou Cadillac,
J’ai ramassé son chapeau, et l’autre a pris son sac.

Puis il a continué sa vie d’Hindou errant.
Moi je suis retourné vivre chez mes parents.
Ma mère devenait trop laide pour jouer Jeane Harlow.
Mon père avait tué son aide au cirque à Buffalo.

On ne badine pas avec l’amour, scène 5 Acte II, Alfred de Musset

Adieu, Camille, retourne à ton couvent, et lorsqu’on te fera de ces récits hideux qui t’ont empoisonnée, réponds ce que je vais te dire : Tous les hommes sont menteurs, inconstants, faux, bavards, hypocrites, orgueilleux et lâches, méprisables et sensuels ; toutes les femmes sont perfides, artificieuses, vaniteuses, curieuses et dépravées ; le monde n’est qu’un égout sans fond où les phoques les plus informes rampent et se tordent sur des montagnes de fange ; mais il y a au monde une chose sainte et sublime, c’est l’union de deux de ces êtres si imparfaits et si affreux. On est souvent trompé en amour, souvent blessé et souvent malheureux ; mais on aime, et quand on est sur le bord de sa tombe, on se retourne pour regarder en arrière ; et on se dit : “ J’ai souffert souvent, je me suis trompé quelquefois, mais j’ai aimé. C’est moi qui ai vécu, et non pas un être factice créé par mon orgueil et mon ennui. ”

La chanson de Craonne, Anonyme

Quand au bout d’huit jours, le repos terminé,
On va reprendre les tranchées,
Notre place est si utile
Que sans nous on prend la pile.
Mais c’est bien fini, on en a assez,
Personne ne veut plus marcher,
Et le cœur bien gros, comme dans un sanglot
On dit adieu aux civelots.
Même sans tambour, même sans trompette,
On s’en va là haut en baissant la tête.

Adieu la vie, adieu l’amour,
Adieu toutes les femmes.
C’est bien fini, c’est pour toujours,
De cette guerre infâme.
C’est à Craonne, sur le plateau,
Qu’on doit laisser sa peau
Car nous sommes tous condamnés
C’est nous les sacrifiés !

C’est malheureux de voir sur les grands boulevards
Tous ces gros qui font leur foire ;
Si pour eux la vie est rose,
Pour nous c’est pas la même chose.
Au lieu de se cacher, tous ces embusqués,
Feraient mieux de monter aux tranchées
Pour défendre leurs biens, car nous n’avons rien,
Nous autres, les pauvres purotins.
Tous les camarades sont enterrés là,
Pour défendre les biens de ces messieurs-là.

 

Huit jours de tranchées, huit jours de souffrance,
Pourtant on a l’espérance
Que ce soir viendra la relève
Que nous attendons sans trêve.
Soudain, dans la nuit et dans le silence,
On voit quelqu’un qui s’avance,
C’est un officier de chasseurs à pied,
Qui vient pour nous remplacer.
Doucement dans l’ombre, sous la pluie qui tombe
Les petits chasseurs vont chercher leurs tombes.

Ceux qu’ont le pognon, ceux-là reviendront,
Car c’est pour eux qu’on crève.
Mais c’est fini, car les trouffions
Vont tous se mettre en grève.
Ce sera votre tour, messieurs les gros,
De monter sur le plateau,
Car si vous voulez la guerre,
Payez-la de votre peau !

Le loup et le chien, Jean de La Fontaine

Un Loup n’avait que les os et la peau ;
Tant les Chiens faisaient bonne garde.
Ce Loup rencontre un Dogue aussi puissant que beau,
Gras, poli, qui s’était fourvoyé par mégarde.
L’attaquer, le mettre en quartiers,
Sire Loup l’eût fait volontiers.
Mais il fallait livrer bataille
Et le Mâtin était de taille
A se défendre hardiment.
Le Loup donc l’aborde humblement,
Entre en propos, et lui fait compliment
Sur son embonpoint, qu’il admire.
Il ne tiendra qu’à vous, beau sire,
D’être aussi gras que moi, lui repartit le Chien.
Quittez les bois, vous ferez bien :
Vos pareils y sont misérables,
Cancres, haires , et pauvres diables,
Dont la condition est de mourir de faim.
Car quoi ? Rien d’assuré, point de franche lippée.
Tout à la pointe de l’épée.
Suivez-moi ; vous aurez un bien meilleur destin.
Le Loup reprit : Que me faudra-t-il faire ?
Presque rien, dit le Chien : donner la chasse aux gens
Portants bâtons, et mendiants;
Flatter ceux du logis, à son maître complaire ;
Moyennant quoi votre salaire
Sera force reliefs de toutes les façons:
Os de poulets, os de pigeons,
Sans parler de mainte caresse.
Le loup déjà se forge une félicité
Qui le fait pleurer de tendresse.
Chemin faisant il vit le col du Chien, pelé :
Qu’est-ce là  ? lui dit-il.  Rien.  Quoi ? rien ? Peu de chose.
Mais encor ?  Le collier dont je suis attaché
De ce que vous voyez est peut-être la cause.
Attaché ? dit le Loup : vous ne courez donc pas
Où vous voulez ?  Pas toujours, mais qu’importe ?
Il importe si bien, que de tous vos repas
Je ne veux en aucune sorte,
Et ne voudrais pas même à ce prix un trésor.
Cela dit, maître Loup s’enfuit, et court encor.

Casse tête, Gébé

Ils m’ont tapé sur la tête
Je ne me rappelle plus pourquoi
Ni même si ça m’a fait mal
Parce que j’en suis mort

Qu’est-ce que j’étais, déjà ?
Travailleur immigré, philosophe,
Résistant caché, dissident notoire
Ou bien animal à fourrure ?

Je m’appelais comment, déjà ?
José, Abdel, Argentino,
Arabica, Jan Patocka
Ou bien alors bébé phoque ?

M’a-t-on assommé pour mes idées
Ou pour faire de moi un manteau,
Pour de l’argent ou la couleur de ma peau ?
J’ai un bout d’os dans la mémoire

Quand leurs pieds chaussés m’ont cerné
Étais-je allongé dans des draps
Ou bien couché sur la banquise
Ou est-ce que je sortais d’un café ?

Je suis mort dans la rue de l’Ouest
Sur la glace du Nord ou chez les flics de l’Est
Ou dans la Pampa des casquettes
A coups de triques noires

Est-ce que je rêve de vengeance,
De têtes policières éclatées,
De tête de chasseurs sanglantes,
De têtes de racistes en purée ?

Ou bien est-ce que je vois des têtes
Emerveillées d’elles-mêmes
Emerveillées de leur dedans
Et se découvrant nouveau monde ?

Je suis mort, répondez pour moi !
Je m’appelais Jan Patocka
Argentin et bébé phoque arabe
Maintenant… Ça me revient !

Imparfait du subjonctif, Alphonse Allais

Oui dès l’instant que je vous vis
Beauté féroce, vous me plûtes
De l’amour qu’en vos yeux je pris
Sur-le-champ vous vous aperçûtes
Mais de quel air froid vous reçûtes
Tous les soins que pour vous je pris !
Combien de soupirs je rendis !
De quelle cruauté vous fûtes !
Et quel profond dédain vous eûtes
Pour les vœux que je vous offris !
En vain, je priai, je gémis,
Dans votre dureté vous sûtes
Mépriser tout ce que je fis;
Même un jour je vous écrivis
Un billet tendre que vous lûtes
Et je ne sais comment vous pûtes,
De sang-froid voir ce que je mis.
Ah ! Fallait-il que je vous visse
Fallait-il que vous me plussiez
Qu’ingénument je vous le disse
Qu’avec orgueil vous vous tussiez
Fallait-il que je vous aimasse
Que vous me désespérassiez
Et qu’enfin je m’opiniâtrasse
Et que je vous idolâtrasse
Pour que vous m’assassinassiez

Mon très cher petit Lou je t’aime, Guillaume Apollinaire

Mon très cher petit Lou je t’aime,

Ma chère petite étoile palpitante je t’aime

Corps délicieusement élastique je t’aime

Vulve qui serre comme un casse-noisette je t’aime

Sein gauche si rose et si insolent, je t’aime,

Sein droit si tendrement rosé je t’aime

Mamelon droit couleur de champagne non champagnisé je t’aime

Mamelon gauche semblable à une bosse du front d’un petit veau qui

vient de naître je t’aime

Nymphes hypertrophiées par tes attouchements fréquents, je vous aime

Fesses exquisement agiles qui se rejettent bien en arrière je vous aime

Nombril semblable à une lune creuse et sombre je t’aime

Toison claire comme une forêt en hiver je t’aime

Aisselles duvetées comme un cygne naissant je vous aime

Chute des épaules adorablement pure je t’aime

Cuisse au galbe aussi esthétique qu’une colonne de temple antique jet’aime

Oreilles ourlées comme de petits bijoux mexicains je vous aime

Chevelure trempée dans le sang des amours je t’aime

Pieds savants, pieds qui se raidissent je vous aime

Reins chevaucheurs, reins puissants, je vous aime

Taille qui n’a jamais connu le corset, taille souple je t’aime

Dos merveilleusement fait et qui s’est courbé pour moi je t’aime

Bouche, ô mes délices, ô mon nectar je t’aime

Regard unique regard-étoile je t’aime

Mains dont j’adore les mouvements je vous aime

Nez singulièrement aristocratique je t’aime

Démarche onduleuse et dansante je t’aime,

Ô petit Lou, je t’aime je t’aime, je t’aime et quand je le rajouterais encore, ce serait toujours le

même mot. C’est celui-là même, je t’aime.

La complainte du progrès, Boris Vian

Autrefois pour faire sa cour
On parlait d’amour
Pour mieux prouver son ardeur
On offrait son cœur
Maintenant c’est plus pareil
Ça change ça change
Pour séduire le cher ange
On lui glisse à l’oreille

Ah Gudule, viens m’embrasser, et je te donnerai…
Un frigidaire, un joli scooter, un atomixer
Et du Dunlopillo
Une cuisinière, avec un four en verre
Des tas de couverts et des pelles à gâteau !
Une tourniquette pour faire la vinaigrette
Un bel aérateur pour bouffer les odeurs
Des draps qui chauffent
Un pistolet à gaufres
Un avion pour deux
Et nous serons heureux !

Autrefois s’il arrivait
Que l’on se querelle
L’air lugubre on s’en allait
En laissant la vaisselle
Maintenant que voulez-vous
La vie est si chère
On dit : « rentre chez ta mère »
Et on se garde tout

Ah Gudule, excuse-toi, ou je reprends tout ça…
Mon frigidaire, mon armoire à cuillères
Mon évier en fer, et mon poêle à mazout
Mon cire-godasses, mon repasse-limaces
Mon tabouret-à-glace et mon chasse-filous !
La tourniquette à faire la vinaigrette
Le ratatine-ordures et le coupe friture

Et si la belle se montre encore rebelle
On la fiche dehors, pour confier son sort…
Au frigidaire, à l’efface-poussière
A la cuisinière, au lit qu’est toujours fait
Au chauffe-savates, au canon à patates
A l’éventre-tomate, à l’écorche-poulet !

Mais très très vite
On reçoit la visite
D’une tendre petite
Qui vous offre son coeur
Alors on cède
Car il faut qu’on s’entraide
Et l’on vit comme ça jusqu’à la prochaine fois
Et l’on vit comme ça jusqu’à la prochaine fois
Et l’on vit comme ça jusqu’à la prochaine fois !

Coucher avec elle, Robert Desnos

Coucher avec elle
Pour le sommeil, côte à côte
Pour les rêves parallèles
Pour la double respiration

Coucher avec elle
Pour l’ombre unique et surprenante
Pour la même chaleur
Pour la même solitude

Coucher avec elle
Pour l’aurore partagée
Pour le minuit identique
Pour les mêmes fantômes

Coucher, coucher avec elle
Pour l’amour absolu
Pour le vice et pour le vice
Pour les baisers de toute espèce

Coucher, coucher avec elle
Pour un naufrage ineffable
Pour se prostituer l’un à l’autre
Pour se confondre

Coucher avec elle
Pour se prouver et prouver vraiment
Que jamais n’a pesé sur l’âme
Et le corps des amants
Le mensonge d’une tâche originelle.

L’étrangère, Louis Aragon

Il existe près des écluses
Un bas quartier de bohémiens
Dont la belle jeunesse s’use
À démêler le tien du mien
En bande on s’y rend en voiture,
Ordinairement au mois d’août,
Ils disent la bonne aventure
Pour des piments et du vin doux.

On passe la nuit claire à boire
On danse en frappant dans ses mains,
On n’a pas le temps de le croire
Il fait grand jour et c’est demain.
On revient d’une seule traite
Gais, sans un sou, vaguement gris,
Avec des fleurs plein les charrettes
Son destin dans la paume écrit.

J’ai pris la main d’une éphémère
Qui m’a suivi dans ma maison
Elle avait des yeux d’outremer
Elle en montrait la déraison.
Elle avait la marche légère
Et de longues jambes de faon,
J’aimais déjà les étrangères
Quand j’étais un petit enfant !

Celle-ci parla vite vite
De l’odeur des magnolias,
Sa robe tomba tout de suite
Quand ma hâte la délia.
En ce temps-là, j’étais crédule
Un mot m’était promission,
Et je prenais les campanules
Pour des fleurs de la passion.

À chaque fois tout recommence
Toute musique me saisit,
Et la plus banale romance
M’est éternelle poésie
Nous avions joué de notre âme
Un long jour, une courte nuit,
Puis au matin : « Bonsoir madame »
L’amour s’achève avec la pluie.

Madrigal, Pierre de Ronsard

Si c’est aimer, Madame, et de jour et de nuit
Rêver, songer, penser le moyen de vous plaire,
Oublier toute chose, et ne vouloir rien faire
Qu’adorer et servir la beauté qui me nuit :

Si c’est aimer de suivre un bonheur qui me fuit,
De me perdre moi-même, et d’être solitaire,
Souffrir beaucoup de mal, beaucoup craindre, et me taire
Pleurer, crier merci, et m’en voir éconduit :

Si c’est aimer de vivre en vous plus qu’en moi-même,
Cacher d’un front joyeux une langueur extrême,
Sentir au fond de l’âme un combat inégal,
Chaud, froid, comme la fièvre amoureuse me traite :

Honteux, parlant à vous, de confesser mon mal !
Si cela c’est aimer, furieux, je vous aime :
Je vous aime, et sais bien que mon mal est fatal :
Le cœur le dit assez, mais la langue est muette.

Pater noster, Jacques Prévert

Notre Père qui êtes aux cieux
Restez-y
Et nous nous resterons sur la terre
Qui est quelquefois si jolie
Avec ses mystères de New York
Et puis ses mystères de Paris
Qui valent bien celui de la Trinité
Avec son petit canal de l’Ourcq
Sa grande muraille de Chine
Sa rivière de Morlaix
Ses bêtises de Cambrai
Avec son Océan Pacifique
Et ses deux bassins aux Tuileries
Avec ses bons enfants et ses mauvais sujets
Avec toutes les merveilles du monde
Qui sont là
Simplement sur la terre
Offertes à tout le monde
Éparpillées
Émerveillées elles-même d’être de telles merveilles
Et qui n’osent se l’avouer
Comme une jolie fille nue qui n’ose se montrer
Avec les épouvantables malheurs du monde
Qui sont légion
Avec leurs légionnaires
Avec leurs tortionnaires
Avec les maîtres de ce monde
Les maîtres avec leurs prêtres leurs traîtres et leurs reîtres
Avec les saisons
Avec les années
Avec les jolies filles et avec les vieux cons
Avec la paille de la misère pourrissant dans l’acier des canons

Comme par miracle, Jacques Prévert

Comme par miracle
Des oranges aux branches d’un oranger
Comme par miracle
Un homme s’avance
Mettant comme par miracle
Un pied devant l’autre pour marcher
Comme par miracle
Une maison de pierre blanche
Derrière lui sur la terre est posée
Comme par miracle
L’homme s’arrête au pied de l’oranger
Cueille une orange l’épluche et la mange
Jette la peau au loin et crache les pépins
Apaisant comme par miracle
Sa grande soif du matin
Comme par miracle
L’homme sourit
Regardant le soleil qui se lève
Et qui luit
Comme par miracle
Et l’homme ébloui rentre chez lui
Et retrouve comme par miracle
Sa femme endormie
Emerveillé
De la voir si jeune si belle
Et comme par miracle
Nue dans le soleil
Il la regarde
Et comme par miracle elle se réveille
Et lui sourit

Comme par miracle il la caresse
Et comme par miracle elle se laisse caresser
Alors comme par miracle
Des oiseaux de passage passent
Qui passent comme cela
Comme par miracle
Des oiseaux de passsage qui s’en vont vers la mer
Volant très haut
Au-dessus de la maison de pierre
Où l’homme et la femme
Comme par miracle
Font l’amour
Des oiseaux de passage au-dessus du jardin
Où comme par miracle l’oranger berce ses oranges
Dans le vent du matin
Jetant comme par miracle son ombre sur la route
Sur la route où un prêtre s’avance
Le nez dans son bréviaire le bréviaire dans les mains
Et le prêtre marchant sur la pelure d’orange jetée par l’homme au loin
Glisse et tombe
Comme un prêtre qui glisse sur une pelure d’orange et qui tombe sur une route un beau matin

Le Cid, Georges Fourest

Le palais de Gormaz, comte et gobernador ,
est en deuil : pour jamais dort couché sous la pierre
l’hidalgo dont le sang a rougi la rapière
de Rodrigue appelé le Cid Campeador .

Le soir tombe. Invoquant les deux saints Paul et Pierre
Chimène, en voiles noirs, s’accoude au mirador
et ses yeux dont les pleurs ont brûlé la paupière
regardent, sans rien voir, mourir le soleil d’or…

Mais un éclair, soudain, fulgure en sa prunelle :
sur la plaza Rodrigue est debout devant elle !
Impassible et hautain, drapé dans sa capa,

le héros meurtrier à pas lents se promène :
« Dieu ! » soupire à part soi la plaintive Chimène,
« qu’il est joli garçon l’assassin de Papa ! »

La fin, Tristan Corbière

Eh bien, tous ces marins – matelots, capitaines,
Dans leur grand Océan à jamais engloutis…
Partis insoucieux pour leurs courses lointaines
Sont morts – absolument comme ils étaient partis.

Allons! c’est leur métier ; ils sont morts dans leurs bottes !
Leur boujaron au cœur, tout vifs dans leurs capotes…
Morts… Merci : la Camarde a pas le pied marin ;
Qu’elle couche avec vous : c’est votre bonne femme…
– Eux, allons donc : Entiers! enlevés par la lame
Ou perdus dans un grain…

Un grain… est-ce la mort ça ? la basse voilure
Battant à travers l’eau ! – Ça se dit encombrer
Un coup de mer plombe, puis la haute mâture
Fouettant les flots ras – et ça se dit sombrer.

– Sombrer – Sondez ce mot. Votre mort est bien pâle
Et pas grand’chose à bord, sous la lourde rafale…
Pas grand’chose devant le grand sourire amer
Du matelot qui lutte. – Allons donc, de la place ! –
Vieux fantôme éventé, la Mort change de face :
La Mer !…

Noyés ? – Eh allons donc ! Les noyés sont d’eau douce.
– Coulés ! corps et biens ! Et, jusqu’au petit mousse,
Le défi dans les yeux, dans les dents le juron !
À l’écume crachant une chique râlée,
Buvant sans hauts-de-coeur la grand’tasse salée
– Comme ils ont bu leur boujaron. –

– Pas de fond de six pieds, ni rats de cimetière :
Eux ils vont aux requins ! L’âme d’un matelot
Au lieu de suinter dans vos pommes de terre,
Respire à chaque flot.

– Voyez à l’horizon se soulever la houle ;
On dirait le ventre amoureux
D’une fille de joie en rut, à moitié soûle…
Ils sont là ! – La houle a du creux. –

– Ecoutez, écoutez la tourmente qui meugle !…
C’est leur anniversaire – Il revient bien souvent –
Ô poète, gardez pour vous vos chants d’aveugle ;
– Eux : le De profundis que leur corne le vent.

.. Qu’ils roulent infinis dans les espaces vierges !…
Qu’ils roulent verts et nus,
Sans clous et sans sapin, sans couvercle, sans cierges…
– Laissez-les donc rouler, terriens parvenus !

 

Les bijoux, Charles Baudelaire

La très-chère était nue, et, connaissant mon coeur,
Elle n’avait gardé que ses bijoux sonores,
Dont le riche attirail lui donnait l’air vainqueur
Qu’ont dans leurs jours heureux les esclaves des Maures.

Quand il jette en dansant son bruit vif et moqueur,
Ce monde rayonnant de métal et de pierre
Me ravit en extase, et j’aime à la fureur
Les choses où le son se mêle à la lumière.

Elle était donc couchée et se laissait aimer,
Et du haut du divan elle souriait d’aise
A mon amour profond et doux comme la mer,
Qui vers elle montait comme vers sa falaise.

Les yeux fixés sur moi, comme un tigre dompté,
D’un air vague et rêveur elle essayait des poses,
Et la candeur unie à la lubricité
Donnait un charme neuf à ses métamorphoses ;

Et son bras et sa jambe, et sa cuisse et ses reins,
Polis comme de l’huile, onduleux comme un cygne,
Passaient devant mes yeux clairvoyants et sereins ;
Et son ventre et ses seins, ces grappes de ma vigne,

S’avançaient, plus câlins que les Anges du mal,
Pour troubler le repos où mon âme était mise,
Et pour la déranger du rocher de cristal
Où, calme et solitaire, elle s’était assise.

Je croyais voir unis par un nouveau dessin
Les hanches de l’Antiope au buste d’un imberbe,
Tant sa taille faisait ressortir son bassin.
Sur ce teint fauve et brun, le fard était superbe !

Et la lampe s’étant résignée à mourir,
Comme le foyer seul illuminait la chambre,
Chaque fois qu’il poussait un flamboyant soupir,
Il inondait de sang cette peau couleur d’ambre !

Si je mourais là-bas, Guillaume Apollinaire

Si je mourais là-bas sur le front de l’armée
Tu pleurerais un jour ô Lou ma bien-aimée
Et puis mon souvenir s’éteindrait comme meurt
Un obus éclatant sur le front de l’armée
Un bel obus semblable aux mimosas en fleur

Et puis ce souvenir éclaté dans l’espace
Couvrirait de mon sang le monde tout entier
La mer les monts les vals et l’étoile qui passe
Les soleils merveilleux mûrissant dans l’espace
Comme font les fruits d’or autour de Baratier

Souvenir oublié vivant dans toutes choses
Je rougirais le bout de tes jolis seins roses
Je rougirais ta bouche et tes cheveux sanglants
Tu ne vieillirais point toutes ces belles choses
Rajeuniraient toujours pour leurs destins galants

Le fatal giclement de mon sang sur le monde
Donnerait au soleil plus de vive clarté
Aux fleurs plus de couleur plus de vitesse à l’onde
Un amour inouï descendrait sur le monde
L’amant serait plus fort dans ton corps écarté

Lou si je meurs là-bas souvenir qu’on oublie
— Souviens-t’en quelquefois aux instants de folie
De jeunesse et d’amour et d’éclatante ardeur —
Mon sang c’est la fontaine ardente du bonheur
Et sois la plus heureuse étant la plus jolie
Ô mon unique amour et ma grande folie

Quand un soldat, Francis Lemarque

Fleur au fusil tambour battant il va
Il a vingt ans un cœur d’amant qui bat
Un adjudant pour surveiller ses pas
Et son barda contre son flanc qui bat

Quand un soldat s’en va t-en guerre il a
Dans sa musette son bâton de maréchal
Quand un soldat revient de guerre il a
Dans sa musette un peu de linge sale

Partir pour mourir un peu
A la guerre à la guerre
C’est un drôle de petit jeu
Qui ne va guère aux amoureux

Pourtant c’est presque toujours
Quand revient l’été qu’il faut s’en aller
Le ciel regarde partir ceux qui vont mourir
Au pas cadencé

Des hommes il en faut toujours
Car la guerre car la guerre
Se fout des serments d’amour
Elle n’aime que le son du tambour

Quand un soldat s’en va-t-en guerre il a
Des tas de chansons et des fleurs sous ses pas
Quand un soldat revient de guerre il a
Simplement eu de la veine et puis voilà

Enivrez-vous, Charles Baudelaire

Il faut être toujours ivre, tout est là ; c’est l’unique question. Pour ne pas sentir l’horrible fardeau du temps qui brise vos épaules et vous penche vers la terre, il faut vous enivrer sans trêve.

Mais de quoi? De vin, de poésie, ou de vertu à votre guise, mais enivrez-vous!

Et si quelquefois, sur les marches d’un palais, sur l’herbe verte d’un fossé, vous vous réveillez, l’ivresse déjà diminuée ou disparue, demandez au vent, à la vague, à l’étoile, à l’oiseau, à l’horloge; à tout ce qui fuit, à tout ce qui gémit, à tout ce qui roule, à tout ce qui chante, à tout ce qui parle, demandez quelle heure il est. Et le vent, la vague, l’étoile, l’oiseau, l’horloge, vous répondront, il est l’heure de s’enivrer ; pour ne pas être les esclaves martyrisés du temps, enivrez-vous, enivrez-vous sans cesse de vin, de poésie, de vertu, à votre guise.

Dans les vociférations, Francis Dannemark

Dans les vociférations des fous de guerre,
dans le cliquetis assourdissant de l’or,
dans le vacarme vaniteux des marchands,
dans le hurlement des sirènes ambulancières,

dans le tintamarre croassant des politiciens,
dans le tumulte des écrans petits et grands,
dans les tempêtes rhétoriques des théologiens,
dans le silence terrifiant de l’amour absent,

essayer,
au moins une fois,
la petite voix d’un poème.

Ruy Blas, Acte I scène II, Victor Hugo

Quel est donc ce brigand qui, là-bas, nez au vent,
Se carre, l’oeil au guet et la hanche en avant,
Plus délabré que Job et plus fier que Bragance,
Drapant sa gueuserie avec son arrogance,
Et qui, froissant du poing sous sa manche en haillons
L’épée à lourd pommeau qui lui bat les talons,
Promène, d’une mine altière et magistrale,
Sa cape en dents de scie et ses bas en spirale ?